Les autorités guinéennes viennent de reconnaître pour la première fois, par le parquet général de Kankan, que Nzérékoré, l’une des plus grandes villes du pays voisines du Liberia, a été le théâtre, le 22 mars et les jours suivants, de heurts meurtriers entre communautés religieuses et ethniques et d’attaques et de représailles contre des églises et des mosquées. Pour le gouvernement qui incrimine l’opposition, le bilan officiel est de 30 morts. Dénonçant une manipulation, l’opposition, regroupée au sein du Front national de défense de la Constitution (FNDC), estime, elle, qu’il y a eu au moins 66 morts à Nzérékoré et 119 dans tout le pays. Une bataille est donc engagée autour des chiffres, mais aussi autour des responsabilités. Avocats du FNDC, collectif de l’opposition qui a fait signaler à la CPI des manquements aux droits de l’homme, William Bourdon* et Vincent Brengarth** ont répondu au Point Afrique.
Le Point Afrique : Alors que le Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) a signalé à la Cour pénale internationale des atteintes aux droits de l’homme, le pouvoir guinéen a fait de même. Est-ce l’illustration d’un imbroglio juridique qui se prépare pour la question des droits de l’homme en Guinée ?
Mes William Bourdon et Vincent Brengarth : Un imbroglio supposerait préalablement d’être dupe du caractère totalement opportuniste du signalement effectué par le pouvoir guinéen. Or il est impossible de ne pas voir dans cette initiative postérieure au signalement effectué au nom du FNDC un total subterfuge pour ne pas avoir à répondre aux graves violations des droits fondamentaux que nous documentons. Nous comptons évidemment sur la CPI pour faire la part des choses et percer ce qui s’apparente, de la part du régime guinéen, à une tentative de criminalisation du FNDC pour tenter d’échapper à ses responsabilités. C’est un stratagème malheureusement habituel des pouvoirs despotiques qui se sentent, à raison, fragilisés par le risque de voir l’impunité dont ils jouissent cesser. Cette initiative s’inscrit dans une évidente fuite en avant.Me Vincent Brengarth est en première ligne avec Me William Bourdon sur le dossier du FNDC et le signalement d’atteintes aux droits de l’Homme par les autorités guinéennes. © Bourdon et Associés
Entre la répression de manifestants refusant la réforme de la Constitution et l’emprisonnement arbitraire de citoyens dans des camps militaires, la Guinée en inquiète plus d’un quant à son rapport au droit. Que pouvez-vous en dire ?
Le Parlement européen a déploré les violences actuelles dans le pays et condamné fermement les atteintes à la liberté de réunion et d’expression ainsi que les actes de violence. L’ONU, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de nombreuses organisations internationales, dont Human Rights Watch, Amnesty?, ont exprimé unanimement de très graves inquiétudes en plus de celles relayées par le FNDC. Malgré tout, le pouvoir se montre totalement inflexible, ce qui est profondément préoccupant. Plus la Guinée s’isole, plus le risque d’une intensification de la dérive autoritaire s’accroît. Le régime refuse désormais sciemment de rendre des comptes et, actuellement, instrumentalise la crise sanitaire pour museler l’opposition. Ce cercle vicieux doit cesser.
D’aucuns disent que la question ethnique est instrumentalisée. Est-ce avéré ? Si oui, quelles sont les actions qui peuvent être engagées contre les auteurs d’exactions dans ce cadre ?
Le signalement effectué auprès de la CPI se fonde sur des considérations d’ordre juridique et factuel. Il sied de relever que la quasi-totalité des victimes de la répression des manifestations pacifiques du FNDC, et plus généralement des manifestations politiques et syndicales organisées depuis 2011, est issue d’une seule communauté, la communauté peule. Les patronymes des victimes parlent d’eux-mêmes. Bien des voix issues de communautés distinctes se sont d’ailleurs élevées pour dénoncer ces assassinats ciblés. La République de Guinée est également signataire de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, ce qui accroît la pertinence d’une saisine de l’ONU. D’autres recours sont également à l’examen. En tout état de cause, le signalement effectué auprès de la CPI vise à voir sanctionner les violations des droits fondamentaux et la répression sanglante qui s’abat contre ceux qui incarnent l’opposition. S’il y a une instrumentalisation, elle est du côté du pouvoir et s’inscrit dans le cadre d’une stratégie malheureusement cynique et habituelle adoptée par certains régimes autoritaires en Afrique, c’est-à-dire en ethnicisant les voix portées par l’opposition et les démocrates pour tenter de les disqualifier en prenant une posture victimaire. Par ailleurs, le FNDC est composé de responsables qui proviennent de toutes les ethnies du pays et qui refusent le piège ethnique.
Des leaders politiques ont été confinés chez eux par la police. Que disent ceux-ci par rapport à cela ? Que peuvent-ils mettre en ?uvre pour restaurer leurs droits et contraindre l’État à ne pas outrepasser les siens ?
Des membres du FNDC ont effectivement été arrêtés et d’autres vivent sous la crainte permanente d’être interpellés. Nul n’ignore le caractère politique de telles arrestations qui visent à dissuader l’opposition d’exprimer une voix divergente. En Guinée, certains de nos confrères, et nous voulons leur rendre hommage, sont particulièrement actifs pour tenter de faire respecter les droits devant les juridictions nationales et malgré les menaces dont ils peuvent parfois faire l’objet. C’est cependant souvent peine perdue. Bien sûr, des décisions favorables, des mises en liberté, ont été prononcées, mais elles sont souvent davantage le résultat de résistances individuelles de certains magistrats et n’expriment pas une tendance. Ces mêmes magistrats se retrouvent, en représailles, bien souvent marginalisés et parfois mutés à plusieurs centaines de kilomètres en guise de sanction par le régime. De plus, il faut encore compter sur l’aval du pouvoir politique pour faire exécuter ces décisions. Il demeure possible de se tourner devant les juridictions internationales, la Cedeao, mais également la CPI, c’est que nous faisons. Ces processus peuvent être longs, mais ils sont indispensables pour la restauration de l’État de droit.
Beaucoup de choses sont dites sur la Guinée quant aux cas de corruption. Cela est-il clairement documenté ? Si oui, quelles actions sont possibles aujourd’hui pour lutter contre ce phénomène ?
En 2019, la Guinée était classée au 130e rang sur 180 des pays les plus corrompus par Transparency International. Le fléau de la corruption n’a pas cessé malgré les structures mises en place pour y mettre un terme. Elle se manifeste notamment par des marchés publics par entente directe sans appel d’offres mais gangrène tous les secteurs de la société. Dans la nouvelle et controversée Constitution, la disposition sur l’imprescriptibilité des crimes économiques, disposition pourtant phare en matière de lutte contre la corruption, a été retirée, ce qui est un signal funeste. Parce que la justice n’échappe pas à la logique de corruption, l’espoir en la justice nationale est extrêmement mince, mais il faut le faire subsister. À cela s’ajoute la possibilité d’agir dans les pays étrangers dans lesquels les corrupteurs investiraient et qui disposeraient d’une justice indépendante, ce que Sherpa ? association fondée par William Bourdon ? a initié en France dans ce que l’on appelle désormais la saga des « biens mal acquis ». Cela a notamment abouti à la condamnation de Teodorin Obiang à trois ans avec sursis et 30 millions d’euros d’amende en appel en février dernier. Nous sommes en train de travailler dans cette direction.
Soixante-deux ans après son indépendance, dix ans après sa première élection démocratique, la Guinée bafouille son droit, à commencer par le nombre de mandats présidentiels possible. A-t-elle aujourd’hui les moyens de remettre les choses à l’endroit et de retrouver plus de quiétude politique et juridique ?
La Guinée ne fait pas exception à une tendance qui existe dans certains pays à tordre la Constitution au gré des ambitions personnelles : Rwanda, Comores, République du Congo, Zimbabwe, Djibouti, République démocratique du Congo? Ces changements constitutionnels ont cependant également provoqué la chute de certains régimes devant la contestation populaire. Robert Mugabe au Zimbabwe, qui avait pu se présenter à la faveur d’une révision constitutionnelle, a été contraint à la démission ; Abdelaziz Bouteflika a été contraint à la démission devant la contestation populaire en Algérie ; Blaise Compaoré, au Burkina Faso, a été contraint à l’exil en 2014,? L’Histoire enseigne donc que les « petits arrangements » avec la Constitution (nombre de candidats, de mandats, âge limite?) n’ont pas toujours profité à leurs instigateurs. Nous conservons donc l’espoir d’une prise de conscience d’Alpha Condé. Le pays doit à tout prix se prémunir de basculer dans la guerre civile. Même si ses déclarations laissent peu de doutes sur ses intentions, Alpha Condé s’honorerait de compter parmi ceux qui ont su renoncer au goût du pouvoir pour lui préférer l’intérêt général. Ce sont ces dirigeants, et ces dirigeants uniquement, que l’Histoire retiendra.