L’année en cours aura été une année électorale chargée en Afrique de l’Ouest. Après le Togo et le Nigeria, la Guinée et la Côte d’Ivoire ont organisé des élections présidentielles en octobre dernier. Le « coup KO » annoncé dans les slogans de campagne a eu lieu, et les présidents sortants ont été largement réélus dès le premier tour : Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire avec 83,6 pour cent des voix, et Alpha Condé en Guinée avec 57,8 pour cent.
Pays aux trajectoires politiques différentes, la Guinée et la Côte d’Ivoire font aujourd’hui face aux mêmes défis. Bien qu’ayant connu des élections meurtrières par le passé, ces deux voisins ont connu cette fois-ci des scrutins calmes ou avec des violences limitées. Ces deux élections ont été saluées par la communauté internationale. Tenues dans des contextes politiques tendus, marquées par des années de crise, sans un vrai consensus et avec des problèmes organisationnels notables, ces élections n’ont cependant pas convaincu de leur sincérité des segments significatifs de la population. L’heure n’est donc pas aux célébrations, mais à une remise à plat rapide des dispositifs électoraux. La barre doit être placée plus haut, en Afrique comme partout, faute de quoi les élections, au lieu d’être des mécanismes de régulation des conflits et de démocratisation, entraîneront des tensions et des violences.
Voilà plus de vingt ans que la Guinée et la Côte d’Ivoire organisent des élections pluripartites. Jusqu’à présent, aucun scrutin ne s’est déroulé sans des controverses sérieuses, parfois très violentes, comme en Côte d’Ivoire où la contestation des résultats de la présidentielle de 2010 avait entraîné la mort de 3 000 personnes. À Conakry comme à Abidjan, les autorités laissent persister un flou normatif sur des aspects importants du dispositif électoral. Les problèmes, connus et détaillés depuis des années dans une multitude de rapports d’observation électorale, ne sont pas traités, ou alors de façon partielle et partiale, parfois pour le pire. En Guinée, la modification la plus significative faite au dispositif électoral par le régime Condé aura été de faire passer la commission électorale d’un fonctionnement « au consensus » à un fonctionnement « majoritaire », qui favorise le camp présidentiel. En Côte d’Ivoire, un poste supplémentaire de vice-président de la commission a été créé pour l’opposition, mais cela n’a pas modifié le déséquilibre dans la composition de la commission, très favorable au président sortant.
Absence de confiance
Des faiblesses structurelles ont marqué les élections. La controverse a tourné autour des mêmes éléments : le manque d’indépendance de la commission électorale ; la partialité de la justice électorale ; la liste électorale – qui a été peu inclusive en Côte d’Ivoire et qui a fait la part belle à l’électorat du président en Guinée ; ou encore les défaillances dans l’identification des électeurs le jour du vote. Dans les deux cas, l’absence de confiance envers le processus et les institutions électorales a alimenté les soupçons de l’opposition. L’opposition affirme avoir été victime d’intimidation parfois violente, et ses militants ont généralement été les seuls sanctionnés à la suite des quelques heurts qui ont pu les opposer aux partisans du pouvoir.
Au final, en Côte d’Ivoire, une partie de l’opposition a appelé au boycott tandis qu’en Guinée, un accord a été bricolé tardivement, en août 2015, entre l’opposition et le régime. Les opposants ont cependant dénoncé l’absence de mise en œuvre de cet accord et exigé sans succès un report du scrutin d’une semaine pour améliorer un peu le dispositif avant d’annoncer, avant même le scrutin, qu’ils ne reconnaîtraient pas les résultats. Rien ou presque n’a donc été fait par les autorités des deux pays pour rassurer les opposants et créer la confiance.
Malgré tous ces dysfonctionnements, la réaction des partenaires internationaux au lendemain de ces élections a été globalement positive. Seul le dispositif électoral guinéen a fait face à des critiques prudentes, émises en particulier par la mission d’observation de l’Union européenne. Cette attitude s’explique. La Côte d’Ivoire et la Guinée reviennent de loin. Le simple fait que les élections aient été relativement pacifiques constitue en soi un succès. Les cinq années du premier mandat des présidents actuels se sont caractérisées par une certaine stabilité politique et par certains progrès économiques, en contraste avec le passé récent. De plus, le débat continental sur la nécessité de limiter le nombre de mandats présidentiels à deux semble avoir en quelque sorte rendu le second mandat évident, accepté d’office, de façon presque inconditionnelle. Par ailleurs, des intérêts économiques et géopolitiques incitent les partenaires internationaux à privilégier une bonne relation avec les régimes en place à Abidjan et Conakry plutôt qu’à prendre le risque de la critique.
Polarisation ethnique et abstention
Cette approche est dangereuse. La situation est loin d’être « normale », comme l’indiquent la forte polarisation ethnique d’une partie du vote en Guinée et l’abstention élevée en Côte d’Ivoire, qui recoupe les clivages ethnorégionaux. Dans les deux pays, les problèmes de fond demeurent, et sans un consensus pour consolider le dispositif électoral, les élections seront autant un risque qu’une solution. Le danger est d’autant plus élevé que Condé comme Ouattara entament leur second et dernier mandat, et que la délicate question de la succession – ou, pire, celle du troisième mandat – va bientôt se poser. Lors des prochaines élections présidentielles, prévues pour 2020, le camp présidentiel sera probablement divisé et l’opposition remobilisée. Les institutions électorales, au lieu d’être un dispositif d’adjudication crédible, capable d’apporter une solution pacifique aux conflits politiques, risquent alors de devenir un enjeu dans des luttes susceptibles de reprendre un tour violent.
Octobre 2015 aurait pu être pour la Guinée comme pour la Côte d’Ivoire l’occasion de consolider leurs dispositifs électoraux afin de se préparer pour 2020. Au contraire, ces scrutins ont affaibli les institutions électorales, empêchant une élection acceptée par tous. Les présidents réélus devraient reconnaitre que leurs « coups KO » ont fragilisé les institutions. Le sentiment qu’a une partie de la population de n’avoir pas pu s’exprimer dans les urnes risque d’encourager certains à des stratégies de contestation violente. Portés au pouvoir par les premières élections véritablement compétitives de l’histoire de leur pays, Alassane Ouattara et Alpha Condė ne doivent pas manquer l’occasion de faire une contribution décisive à l’évolution de leur pays : une succession réussie, au terme d’élections crédibles. Ils doivent s’y atteler dès maintenant.
Vincent Foucher, Cynthia Ohayon, Jeune Afrique | 8 déc. 2015